Entretien avec Thierry Calvat

Ajouté le 15 oct. 2019, par Alexandre Faure
Entretien avec Thierry Calvat

Portrait de Thierry Calvat, sociologue et coach. Spécialiste de la question des aidants familiaux.
Portrait de Thierry Calvat, sociologue et coach. Spécialiste de la question des aidants familiaux.
Portrait de Thierry Calvat, sociologue et coach. Spécialiste de la question des aidants familiaux. ©Thierry Calvat

Sociologue et coach, Thierry Calvat intervient depuis près de 20 ans sur les questions touchant aux solidarités de proximité, s’agissant notamment de la question des aidants familiaux. À ce titre, il a contribué au renforcement de la reconnaissance de leur place aux côtés des personnes malades, âgées ou handicapées à travers sa participation au développement d‘un nouveau territoire de recherche et d’actions qui leur est spécifiquement dédié : la proximologie. Ses travaux et soutien aux initiatives ont permis de lever le voile sur la situation vécue par le duo Aidant/Aidé et d’investiguer ce qui relève avant tout d’un lien d’exception. C’est ce travail de collaboration à la fois scientifique et politique – au sens de dialogue entre citoyen – qui a contribué en grande partie à la création de la Journée nationale des Aidants en 2010. Thierry Calvat est également le co-fondateur, avec Edouard de Hennezel, du cercle Vulnérabilités et Société.

Audiens Le Média : Quelles actions avez-vous engagé pour aider les aidants ?

Thierry Calvat :  Au-delà du suivi de plus d’une vingtaine d’études sur le sujet, à travers des problématiques touchant notamment aux questions d’âge ou de pathologie, mon action se porte dans trois grandes directions :

  • La première est de contribuer dès que possible à faire la pédagogie de leur situation auprès de décideurs ou parties-prenantes publiques, à travers des interventions, des rapports, des prises de positions…
  • La seconde est d’accompagner et conseiller des entreprises dans la mise en place de dispositif permettant de mieux prendre en compte les salariés aidants dans les organisations.
  • La troisième à titre associatif, à travers l’association Juris Santé que je préside et qui propose un accompagnement juridique et socio-professionnel entièrement gratuit à plus de six patients et proches chaque année. 

Audiens Le Média : Qu’est-ce qui a changé depuis que vous avez commencé à vous intéresser au sujet ?

Thierry Calvat : Beaucoup de choses ont changé, bien évidemment. Entre la première étude menée en 2002 à travers la mise en valeur de la place des proches aux côtés des personnes atteintes d’Alzheimer (Etude Pixel) et la création récente du congé indemnisé, on voit que les lignes ont bougé. 

Le proche aidant est en train de devenir central au sein des politiques publiques. 

Moins de 20 ans, si l’on y songe, c’est finalement une période relativement courte qui a permis de mieux qualifier les personnes en situations d’aide – les aidants, avec ce que cela peut comporter parfois d’approximation -, d’en saisir même imparfaitement les contours et de commencer à mesurer leur rôle à la fois utile et bienveillant dans la société. De ce point de vue, la création de La journée nationale des aidants a pu constituer un point de cristallisation extrêmement puissant. 

Toutefois, je m’aperçois que les problématiques mises à jour à l’occasion de cette première journée demeurent et pour certaines avec une térébrante actualité

Audiens Le Média : Les aidants sont plus médiatisés aujourd’hui, mais cela contribue-t-il à améliorer leur reconnaissance et la prise en compte de leurs besoins ?

Thierry Calvat : Je dirais avec Edgar Morin que finalement « le problème avec le problème, c’est le problème ! »

Autrement dit, il faut s’attacher à bien comprendre le problème pour apporter une réponse adaptée, parfois inattendue, mais rarement réductrice. Et si la médiatisation concourt aujourd’hui à mettre en visibilité la question des aidants, peut-être cette même question peut-elle être victime des standards du traitement de l’information de ces mêmes médias – raccourci, simplification, etc. 

Tout problème complexe – correspond à une solution précise, concrète et généralement inexacte. Il n’est donc pas certain que la reconnaissance du problème produise une juste prise en compte des besoins réels des aidants sur le terrain. Disons que la reconnaissance est un bon début – mais de quelle reconnaissance parle-t-on ? Celle des médias, de l’opinion publique, des décideurs de santé, des professionnels, des aidants eux-mêmes ?

Audiens Le Média : De quoi les aidants ont-ils besoin ? 

Thierry Calvat : Classiquement, on définit quatre grandes familles de besoins : le besoin de ressources, de répit, de réseaux et de reconnaissance – notamment par les professionnels.  Et c’est d’ailleurs dans ce sens-là que se développent de nombreuses initiatives qui émanent des pouvoirs publics, des entreprises ou du monde associatif. 

Pour ce que j’en connais, elles demeurent toutefois très largement sous-utilisées par les aidants eux-mêmes. Les dons de jours de RTT par exemple ou le congé aidant existant restent de ce point de vue très peu consommés par les salariés aidants eux-mêmes. 

Autre exemple, j’ai récemment mené deux études sur les aidants et à la question « De quoi auriez-vous besoin ? », la réponse majoritaire (40 %) en spontané était…  rien. C’est dire !

Dans ce domaine, si le besoin inspire le service, le service ne rencontre lui pas encore le besoin ! 

Peut-être parce que le premier des besoins est rarement de nature utilitaire (soutien au ménage, aide quotidienne dans les démarches administratives, etc.) mais plutôt identitaire : 

Qu’est-ce qui se joue dans l’aide que j’apporte à l’autre ? 
Quelle nature de la relation cela interroge-t-il ? 

Le premier des besoins des aidants est sans doute dans la reconnaissance non de leur situation d’aidant, mais dans ce que les conditions de cette situation disent de sa relation à l’autre. 

Je travaille cette question de l’économie relationnelle depuis quelques années, s’agissant notamment de la gestion de la dette relationnelle – ce que je dois à l’autre, au nom de l’histoire ou du vécu – et de comment elle influence la propension à se faire aider et avec elle de ne pas s’épuiser. Je suis convaincu que ce qui crée l’engagement – pour les aidants mais aussi pour des salariés dans une entreprise par exemple – c’est d’abord la dette contractée.

Donc pour vous répondre plus précisément, pour mieux cerner les besoins des aidants, il faut sans doute davantage travailler sur leurs motivations, car elles sont la clé de l’acceptation à être un aidant apaisé et aidé. 

J’ai eu l’occasion de mener des groupes de paroles sur le « prendre soin de soi ». Dès lors que vous travaillez avec les personnes sur les freins qui les poussent à ne pas prendre soin d’elles (travail sur les valeurs, les représentations, les dissonances cognitives) – plutôt que sur ce qu’elles pourraient faire, vous obtenez des résultats tout à fait étonnants, assortis de « remise en mouvement » parfois spectaculaires. 

Audiens Le Média : Les 11 millions d’aidants ont-ils tous les mêmes besoins ? 

Thierry Calvat : C’est précisément un des nœuds du problème. Je saisis – et j’y ai moi-même participé – l’intérêt d’une massification des personnes concernées. Pour autant, à travers cette approche, on regroupe sous un mot valise une communauté de gestes, mais pas forcément une communauté de destin. 

Les situations sont en effet extrêmement singulières, disparates, s’inscrivant dans des histoires de vie et des relations familiales extrêmement diversifiées qui produisent des vécus qui n’ont parfois rien à voir les uns avec les autres. 

Le chiffre de 11 millions lui-même mérite à ce titre d’être interrogé : il mélange pêle-mêle des aidants principaux et des aidants secondaires – et donc vraisemblablement une intensité d’aide extrêmement variable, mais aussi des aidants isolés et des aidants bénéficiant de soutien… pour ne citer que cela. 

Vouloir considérer les aidants au sein d’une même famille, n’est pas seulement sociologiquement faux, c’est aussi préjudiciable pour tous ceux qui sont en situation de souffrance – soit par recoupement d’étude – environ 35 %. 

Cela les dilue, sans pour autant constituer un gain pour ceux qui vont plutôt bien et ne pousse pas à la mise en place de services personnalisés ou diversifiés. À l’arrivée, cela produit de l’universel largement inefficace, car inadapté. 

Le Congé d’aidant par exemple a de très fortes chances de ne pas être accessible à des aidants entretenant une relation amicale ou de voisinage – donc sans lien familial ou institutionnel – avec la personne qu’ils accompagnent… Ils représentent pourtant plus de 10 % des aidants… Comment ceux-ci pourront-ils faire valoir leurs droits ?

Audiens Le Média : Que pensez-vous de la demande de certaines associations d’aidants à propos de la création d’un statut d’aidant ? 

Thierry Calvat : Elle procède évidemment d’une bonne intention, mais aussi à mon avis d’une vision hélas archaïque des dynamiques sociales. De fait, vouloir figer une situation – la situation d’aide, avec tout ce que cela comporte de diversité ou de multiplicité de gestes ou de motivations – constitue un danger pour les personnes alors qu’on sait que le statut est une arme de stigmatisation massive, ouvrant souvent à une assignation sociale, voire économique, à résidence. 

Cela contribue à entretenir une vision victimaire des aidants, créant un halo préjudiciable à la résolution concrète des problèmes qu’ils vivent, et parallèlement à éloigner bon nombre d’aidants ne se reconnaissant pas dans la figure d’une personne « devant être publiquement protégée ».

De ce point de vue, mieux vaudrait sans doute ouvrir la réflexion autour de droits répondant à des besoins spécifiques, utilisables ou pas, plus souples et finalement bien plus adaptés aux rythmes de vie.

Audiens Le Média : Que pensez-vous de la demande d’autres associations d’aidants à propos de la création d’une rémunération pour les aidants ?

Thierry Calvat : Cela s’inscrit sur un registre similaire à la question du statut, avec de mon point de vue, deux facteurs aggravants : 
Le premier tient à la marchandisation d’une relation – essentiellement familiale – qui est d’abord une relation d’exception, de solidarité, d’élan. Comment rémunérer ce qui par nature n’a pas de valeur ? Par ailleurs, il existe des solutions à travers des transferts d’APA (Allocation Personnalisée d’Autonomie) sous condition.
Le second facteur aggravant tient à la mesure de l’aide apportée. Comment la quantifier ? Sur ce point – et une fois de plus je me mets dans le lot – nous avons été nombreux à raisonner en temps passé au côté de la personne accompagnée. On évoque ainsi le fait de passer 10 à 12 heures par jours aux côtés de son conjoint atteint de la maladie d’Alzheimer… Mais est-ce pour autant uniquement du temps d’aide ? Pour le dire autrement, combien de temps aurait passé cette personne au côté de son conjoint non-malade ? Ce volume serait-il – notamment dans le cadre de la retraite – significativement différent ? On mesure là toute la difficulté à dresser des frontières, opérer des limites dans l’intime et in fine « utilitariser » la relation. 

Audiens Le Média : Avons-nous un devoir moral de devenir aidant d’un parent qui a besoin d’être aidé ? / Peut-on refuser d’être aidant d’un proche ? 

Thierry Calvat : Saint Augustin dans la doctrine chrétienne évoque un disciple demandant à Jésus « qui est mon proche ? » et Jésus de lui répondre « ne te demande pas qui est ton proche, mais sois le proche de celui qui a besoin de toi ». C’est dire si cette question n’est pas nouvelle !

Y a-t-il un devoir moral ? Sans doute, d’autant plus fort qu’il s’exerce aussi socialement… Même si les études que j’ai pu mener sur le sujet le place très loin du lien amoureux, amical ou affectif.

Peut-on refuser d’être un proche aidant ? À l’évidence oui, à condition de s’affranchir de la morale et de tout le reste. Les aidants avouent à plus de 95 % que si c’était à refaire et s’ils avaient le choix, ils le referaient... c’est dire la complexité de la question. 

Personnellement, je crois qu’il y a une liberté à être proche, ou plus précisément à choisir le proche que l’on veut être. 

Audiens Le Média : Qu’est-ce qui distingue la relation d’un aidant avec un aidé de celle d’un parent avec son enfant ? 

Thierry Calvat : Au centre de votre question, il y a la responsabilité engagée vis-à-vis d’un tiers. On est responsable de… avec souvent une dimension de lien affectif significative. Pour autant, il y a sans doute des différences en termes de degré pour ne pas dire de nature.
Ainsi le parent accompagne-t-il une période de croissance, c’est à dire qu’il apprend à son enfant à gérer l’appropriation d’un vaste et infini champ des possibles. De son côté, et notamment s’agissant des personnes âgées, l’aidant, lui, accompagne plutôt une période de « décrue », ce qui peut amener à des reconfigurations différentes dans l’aide, avec des niveaux d’intensité sans doute plus élevés, et peut-être parfois aussi des sentiments d’impuissance ou de culpabilité plus forts. Il y aurait sans doute des choses à explorer de ce côté-là. Ce qui est sûr, c’est que s’agissant des parents d’enfants, les représentations elles-aussi sont en train de changer. 
Dans le monde du travail par exemple où une récente étude américaine menée sur 10 000 travailleurs tend à démontrer une corrélation nette entre le nombre d’enfants et la productivité des personnes. À quand des études similaires sur les aidants ?

Audiens Le Média : Qui peut aider les aidants ? 

Thierry Calvat : Tout le monde peut aider les aidants. C’est tout l’écosystème qui est concerné ! Les professionnels de santé, les commerçants du quartier, les voisins, les amis, etc. Au-delà des aidants, c’est toute la solidarité nationale qui est convoquée. 

Les aidants sont une figure de celui qui a besoin d’aide, au même titre que d’autres populations fragilisées. Il faut donc pouvoir se mobiliser comme on le fait déjà pour venir en aide aux personnes âgées par exemple. Mais au fond, la question est moins celle de l’aide que celle de l’inclusion : comment faire en sorte que les aidants puissent bénéficier d’aide et parallèlement comment mieux intégrer leurs apports au plan de la société – et aussi l’entreprise. 

Audiens Le Média : Comment peut-on aider les aidants ? 

Thierry Calvat : Au regard de ce que j’évoquais s’agissant des solutions existantes, je crois que la priorité est de leur permettre de prendre conscience de leurs besoins et de leurs freins. De ce point de vue par exemple, la médiation familiale, et pourquoi pas le coaching, peuvent être des solutions. D’ailleurs, au sein de l’association Juris Santé, nous allons lancer d’ici la fin de l’année un programme de coaching gratuit sous forme d'expérimentation. C'est un projet complexe qui est né d’un constat : derrière les demandes d’informations juridiques et d’analyse des scénarii possibles, les aidants expriment souvent le besoin d’être aidées tant dans leur prise de décisions que de réflexion sur leur vie.

Audiens Le Média : Pour conclure, comment envisagez-vous la question des aidants dans les années à venir ? 

Thierry Calvat : Il est toujours délicat de faire de la projection fiction, car la société est un organisme possiblement instable et soumis à de nombreux événements pouvant intervenir comme autant d’électrochocs… l’accroissement de l’espérance de vie, mais aussi la découverte de nouvelles thérapies contre des maladies telles que Alzheimer par exemple peuvent venir changer la donne très rapidement. Ce qui est sûr c’est que mutatis mutandis, nous serons confrontés à un effet de ciseau démographique des aidants. C’est dès aujourd’hui qu’il faut l’envisager, à travers sans doute des solutions assurantielles, le développement de solutions d’habitat, mais aussi en envisageant des nouvelles formes de mobilisation d’écosystème en capacité à soutenir les personnes. Le voisinage là encore a sans doute un rôle important à jouer.


 

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