Fabienne Servan-Schreiber : une vie sous le signe de l’engagement et de l’amour

Ajouté le 06 oct. 2021, par Florence Batisse-Pichet
Fabienne Servan-Schreiber : une vie sous le signe de l’engagement et de l’amour

Fabienne Servan-Schreiber productrice et présidente de Cinétévé.
Fabienne Servan-Schreiber productrice et présidente de Cinétévé.
Fabienne Servan-Schreiber productrice et présidente de Cinétévé. ©Erwan Floc’h

Productrice et présidente de Cinétévé, Fabienne Servan-Schreiber, continue sans relâche de s’investir auprès de plusieurs associations. Féministe et militante, cette femme d’engagement est aussi une grande amoureuse. Durant 47 ans, elle a partagé la vie du charismatique Henri Weber, cet intellectuel et homme politique de gauche, victime du Covid-19 en avril 2020. La retraite ? Elle n’y pense pas vraiment…

Quel a été le déclic de votre vocation ?

Petite fille, j’avais une passion pour l’histoire, grâce à un professeur du collège de Sainte-Marie-des-Invalides, Mme Faure. De même, ma mère qui était une femme très cultivée, me racontait énormément d’histoires. Puis, après mes études, un premier job dans l’audiovisuel aux côtés du merveilleux journaliste et scénariste, Henri de Turenne, va me procurer un choc et faire naître le début de ma passion pour les archives. C’est cela qui m’a orientée vers l’audiovisuel. 

Pourquoi vous êtes-vous tournée vers la production ?

J’aime avant tout comprendre les enjeux de nos sociétés, témoigner et pouvoir, d’une certaine manière, intervenir. Si le rapport au monde m’a intéressée très tôt, je m’étais interdit de faire du journalisme car il y avait trop de journalistes dans ma famille, et pour cause... Après des étapes difficiles et dans un milieu où il y a peu d’élus, j’ai réussi à devenir productrice, poussée par l’envie de matérialiser les idées de films que j’avais en tête. 

Qu’est-ce qui vous a motivée à fonder votre maison de production ?

J’avais la chance de vivre avec Henri Weber qui recevait à la maison de brillants esprits tels que Régis Debray, Nicos Poulantzas et bien d’autres… Impressionnée par leurs idées et leur culture - à l’époque, ils n’avaient pas un accès facile au petit écran -, je voulais devenir une courroie de transmission entre ces spécialistes et le monde de la télévision. Cela m’a poussée à la création de Cinétévé. Très vite, j’ai produit un de nos premiers films avec Gérard Chaliand, en faisant une adaptation de son formidable Atlas Stratégique. 

Quel est le positionnement de Cinétévé ? 

Nous nous sommes appelés Cinétévé pour faire des films à la fois pour le cinéma et la télévision. Si nous avons produit une dizaine de longs métrages, Cinétévé produit très majoritairement pour la télévision : documentaires, séries et fictions, spectacles vivants, captations, programmes courts, magazines et opérations spéciales.

La démultiplication des canaux est-elle une opportunité pour la création ?

L’ouverture d’un marché est évidemment une opportunité extraordinaire, entre autres ces plateformes américaines qui doivent maintenant financer de la production française.  Mais la question est de savoir ce qu’ils vont produire. L’exemple du média en ligne, Brut, est à ce titre intéressant car ils font appel à des documentaires engagés.  

Comment procédez-vous dans vos choix ?

Il n’y a pas de règles. Il arrive que des auteurs ou des réalisateurs nous proposent des idées et nous sommes séduits ; ou à l’inverse, les idées viennent de nous. Comme dans l’édition, on s’adapte aux demandes du marché, même si mes équipes et moi-même, aimons produire des films qui contribuent à la connaissance, à la réflexion, ou participent au débat d’idées.

Les productions dont vous êtes particulièrement fière ?

Les murs de Santiago car il s’agit du premier film que j’ai produit et co-réalisé. C’était à l’occasion des dix ans du coup d’état chilien. Sans avoir d’autorisation, nous sommes partis, Pierre Devert, Pierre Boffety et moi-même, et nous avons réussi à tourner. Autant dire qu’on ne s’attendait pas à ce qu’il soit vendu dans quinze pays !

Parmi mes autres grandes fiertés, il y a Lumière et Compagnie, un film réalisé en 1995, pour le 100e anniversaire de la création du cinéma : on avait sollicité 40 metteurs en scène du monde entier - dont David Lynch, Zhang Imou, Abbas Kiarostami, James Ivory … Chacun devait réaliser un film d’une minute avec la caméra restaurée et dans les mêmes conditions qu’il y a un siècle, c’est-à-dire sans zoom, ni son synchrone ! Aujourd’hui encore, on trouve ce film dans toutes les universités américaines. Pour la petite histoire, David Lynch nous a même contactés car il voulait le répertorier dans sa filmographie ! 

Et bien sûr, L’embrasement (avril 2006). J’avais lu L’affaire Clichy (Stock, février 2006), le livre d’entretien de Jean-Pierre Mignard et Emmanuel Tordjmann, à propos des deux jeunes de Clichy-Sous-Bois, poursuivis par la police et morts électrocutés dans un générateur EDF. Je voulais qu’avant la campagne électorale de 2007, on puisse en faire un film. Alors que le temps nous était compté, on a réussi à produire pour Arte une fiction en six mois, grâce notamment à la prouesse de Marc Herpoux et Philippe Triboit, et de Jean Pierre Fayer mon producteur. 

Votre plus belle réussite de l’année 2021 ?

Les Damnés de la commune est une immense fierté mais surtout une histoire extraordinaire. Je souhaitais absolument produire un film pour célébrer le 150e anniversaire de la Commune. Il se trouve que celui qui avait organisé à Paris la manifestation du 100e anniversaire en 1971 était un jeune étudiant qui avait réuni 30 000 militants à Paris. Il s’appelait Henri Weber ! 

Un matin, sur France Inter, j’entends une journaliste présenter une BD écrite par Raphaël Meyssan sur la Commune. Je prends aussitôt contact avec lui et nous décidons d'animer ses images qui sont toutes des gravures d’époque. Pour convaincre Arte de la faisabilité du projet, je finance quelques minutes. L’enjeu était de tenir en 1h30 et ce, dans des délais stricts. 

Ce fut un énorme travail pour toutes mes équipes. Et quand, à la fin, mon metteur en scène me dit qu’il aimerait que ce soient des comédiens connus qui fassent les voix, en un week-end, j’ai pris mon téléphone. Et en hommage aux révoltés de la commune et aussi peut-être par amitié, ils ont tous accepté ces participations exceptionnelles : Mathieu Amalric, Fanny Ardant, Charles Berling, Sandrine Bonnaire, André Dussollier, Anouk Grinberg, Francois Morel, Félix Moati, Denis Podalydès, Michel Vuillermoz, Jacques Weber, et Arthur H …

Rebondir sur l’actualité est au cœur des valeurs de Cinétévé…

Plus j’avance en âge, plus j’aime faire des films utiles. Car nous avons une responsabilité en tant que femme et homme des médias. Je constate qu’un grand nombre de documentaires diffusés sur les télévisions publiques ont désormais un vrai impact même sur les pouvoirs publics. Pour nous, c’est une satisfaction de voir que nos films peuvent avoir un tel impact.

Des exemples de « films utiles » ?

Dès 2015, à titre militant, on a produit une campagne de clips pour faire connaître le numéro vert que le gouvernement avait mis en place, afin que les familles, ayant des soupçons de radicalisation parmi leurs enfants ou leurs proches, puissent appeler et se faire aider. On a produit plusieurs documentaires autour de Daech : Femmes contre Daech, Daech, les enfants du soupçon

Et récemment, celui sur les enfants abandonnés, non reconnus par l’État irakien, Enfants de Daech, les damnés de la guerre, réalisé par la formidable Anne Poiret. Le film a été montré à la fois à l’ONU, à la Commission européenne, à la cellule de crise du Quai d’Orsay ainsi qu’au parquet anti-terroriste. 
De la même manière, on a voulu mobiliser les pouvoirs publics afin de sensibiliser le grand public au sujet du libre accès des enfants à la pornographie sur Internet, avec la soirée continue sur France TV : la fiction « Connexion intime » et le documentaire Pornographie, Un jeu d’enfant.

Vos actualités de la rentrée ?

On termine la saison 2 de Parlement, une comédie politique produite par Thomas Saignes à Cinétévé pour la plateforme france.tv. Depuis mi-septembre, on a commencé une série écrite par Michel Bussi, L’île prisonnière. Ce sera « le Michel Bussi vu à la télé que vous n'avez pas encore lu » !  Vous verrez bientôt un magnifique documentaire sur « Grippe espagnole, la grande tueuse » plongée impressionnante dans cette terrible pandémie d’il y a un siècle - et ce film est, à mon avis, une " ode" à nos démocraties d’aujourd’hui, qui ont quand même beaucoup mieux su faire face à ce drame quand on compare aux sans doute 100 millions de morts d’il y a un siècle ! 

On a également en cours l’adaptation de L’archipel français de Jérôme Fourquet 1 Ed. Le Seuil, 2019 ; un film sur la restitution des œuvres d’art aux pays africains ; un magnifique portrait de Claude Nougaro et bientôt un film sur Alain Resnais, toujours notre collection sur Arte « les coulisses de l’histoire » qui est un grand succès. En fiction une série écrite par Iris Brey pour Canal + ; une autre, Cuisine interne, pour 13ème Rue en coproduction avec 24-25 Films, et enfin, un unitaire sur une femme malvoyante qui se bat pour conserver la garde de son enfant.

Pensez-vous qu’être productrice en 2021 est aussi difficile que ce l’était à votre époque ?

Cette industrie s’est largement développée, il y a beaucoup plus de femmes productrices qu’avant. Mais je pense que cela reste encore une gageure pour une femme. Ce sont des métiers très chronophages et parfois violents dans les rapports humains. Au début de la création du collectif 50/50, je me suis fortement impliquée sur les questions de parité et de diversité dans l’industrie cinématographique. Et Cinétévé quelque part a toujours donné l’exemple. Nous avons longtemps été 20 salariées femmes, avec un seul homme dans toute l’équipe ! Désormais, nous sommes 30 permanents, 24 femmes et 6 hommes ...

Quel regard portez-vous sur le féminisme d’aujourd’hui ? 

Il est évident que #metoo a été une onde de choc extrêmement positive et salutaire. Nous avons d’ailleurs produit un film sur ce mouvement : #metoosecoue aussi la France de Annette Levy Willard et Anne Richard. Il y a hélas des excès. Et pour ma part, je fais partie des féministes qui considèrent que les choses bougeront avec les hommes et pas contre eux. Quant aux risques d'effets pervers, comme ce fut le cas dans les années 70, je pense que cela va se rééquilibrer. Il faut juste éviter à tout prix le tribunal médiatique qui détruit des vies d’êtres humains et celles de leurs familles.

L’engagement est une évidence pour vous…

Issue d’un milieu très favorisé, je considère que, lorsqu’on a beaucoup reçu, il faut beaucoup donner. Comme le dit le philosophe Abdennour Bidar dans son essai Les Tisserand 2 Ed. Les Liens qui libèrent, 2016, on doit « essayer ensemble de réparer le tissu déchiré du monde ». C’est avec ce dernier que j’ai co-fondé le mouvement Fraternité générale ! pour redonner du sens et de l’écho aux valeurs de dialogue, de respect, de fraternité, de solidarité.  

Une autre association qui vous tient à cœur ?

Je préside Droit Pluriel, une association dirigée par Anne Sarah Kertudo, qui s’efforce de rendre accessible le droit aux personnes en situation de handicap. On a notamment conçu un kit pédagogique pour que tous les métiers de la justice soient sensibilisés et formés aux situations de handicap.  

Vous avez perdu trois de vos enfants et il y a plus d’un an, votre époux. Quel est votre remède à la consolation ?

Quand nous avons perdu notre fille de 13 ans, Henri Weber m’a exhortée : nous ne devons pas perdre notre joie de vivre. Depuis, je m’accroche à cette ligne de conduite. Si je n’ai pas la foi, en revanche, agir et m’occuper des autres m’aident. Quand on sort de soi-même, il y a une dynamique qui s’opère. C’est un vrai remède. 

Le secret de votre vitalité ?

D’avoir eu la chance d’être toute ma vie extrêmement amoureuse ! D’ailleurs, ma vie est incompréhensible sans mon histoire avec Henri Weber et nos 47 ans de vie commune. C’est un immense privilège de partager le quotidien et d’adorer un homme exceptionnel. Puis d’avoir des enfants qui eux aussi le sont. Maintenant, il reste à se réinventer...

 

Pour en savoir plus 

  • Écouter la série de podcasts sur France Culture de l’émission À voix nue, produite par Jérôme Clément.
  • Consulter le site de sa maison de production cineteve.com

 
Mini bio

  • 23 mars 1950 : naissance à Neuilly-sur-Seine. Fabienne est la petite fille de Robert Servan-Schreiber, le co-fondateur des Échos avec son frère Émile, et fille de Jean-Claude Servan-Schreiber et de Christine Laroche.
  • 1973 : rencontre avec Henri Weber qu’elle épouse en 2007.
  • 1982 : création de sa maison de production Cinétévé.
  • 2017 : Officier de la Légion d’honneur.
     
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